Septet
Carte Blanche à Pierre Buraglio et Rachel Stella
16 décembre 2020 - 13 février 2021Septet
Carte Blanche à Pierre Buraglio et Rachel Stella
16 décembre 2020 - 13 février 2021
Quand la galerie Ceysson & Bénétière accorde carte blanche à Pierre Buraglio, qui a intitulé des tableaux Anthropology, Elégie pour Art Pepper ou SH-Monk II, on peut s'attendre à un jam session sur les cimaises.
La comparaison entre la peinture et le jazz, dont les fondamentaux sont le rythme et l'improvisation, est inusable. Un groupe d'artistes est une formation. Il y a des harmonies et des contrepoints évidents entre certaines œuvres. Le public est invité à entendre l'interaction spontanée des artistes. Buraglio me convie dans cet expo-combo intitulé « Septet ». Il propose la place de co-commissaire. Co-co toi-même, Pierre, tu as déjà choisi tous les artistes. Arrêtons de filer une métaphore galvaudée. Cette exposition n'a rien à faire avec le jazz, parole d’autre co-co.
Sans accuser Goethe, on peut dire qu'il s'agit ici d'affinités électives. Buraglio s'entoure d'artistes dont il se sent proche : Arthur Aillaud, Roger Bissière, Claude Buraglio, Emmanuel, Bernard Pages, Bernard Plossu, Boris Taslitsky. Certains sont des amis, d'autres des compagnons de route. Tous l'accompagnent dans sa réflexion sur l'objet réel, le fait pictural, la temporalité de la représentation.
S’il m'avait demandé, j'aurais appelé cette exposition Buraglio à la ville pour distinguer sa vie sociale de celle dans l'atelier ; c’est en effet le contraire d’un artiste mondain, mais son œuvre se nourrit du monde réel. La nécessité de participer à des expositions fait s’exposer l'artiste à l'indifférence, à la critique ou pire, l'instrumentalise. En s'appropriant le rôle de commissaire, Buraglio prend les devants : il décide lui-même en quelle compagnie sera vu et interprété son travail. Son choix esthétique repose sur une éthique dont les valeurs plastiques sont concordance et consonance, et les valeurs humaines, la fraternité, la sympathie, la parenté. Son accueil d’œuvres d'autrui, qui ne font pas nécessairement l'apologie des siennes, confirme son mépris des formalismes qui reprochent son attitude volage envers la figuration ou qui ne supportent pas son ouverture d'esprit à un art engagé.
En ville, Buraglio est un hôte gentiment maladroit qui fait les présentations à la manière de Jacques Tati. Ses hôtes dans le white cube se trouvent face à un ensemble de concepts et pratiques très hétérogènes. Peinture à l'huile, bois brulé, lithographie, verre, papier mâché, plexiglas, photographie se côtoient pêle-mêle. On peut errer sans savoir qui est support, quoi est surface. Dans ce joyeux rassemblement à l'apparence désordonnée, on est aux bords poreux des catégories où les œuvres convergent de manière négligée sans être aléatoire. C'est le sens du contingent qui éclaire les échanges dans ce réseaux complexes de production, réception et interprétation.
On a du mal à se frayer une place dans la conversation entre Buraglio et Gilles Aillaud. Ils sont liés par une longue connivence en leurs actes et leurs écrits à propos de l'art engagé. Leur collaboration commune au salon de la Jeune Peinture et à son Bulletin compte pour beaucoup. Ils y ont bâti des arguments qui pouvaient s’appliquer à la fois à la peinture figurative d'Aillaud et à la peinture abstraite de Buraglio à l'époque : « nous finissons par nous rejoindre sur le refus des présupposés esthétiques. Aillaud dénonce l'illusion de liberté et l'escroquerie qui feint d'accorder à l'artiste un pouvoir qu'il n'a pas – moi aussi. » Buraglio rappelle un moment fort de 1968 quand il était vice-président et Aillaud trésorier du salon de la Jeune Peinture qui a pris pour thème « la lutte victorieuse du peuple vietnamien ». Le titre était Salle Rouge pour le Viet-Nam. « La Salle Rouge nous réuni. Nous l'inventons ensemble et nous imposons aux autres participants le critère politique en premier. Gilles peint La Bataille du riz. … J'approuve, mais j'objecte qu'il faudrait placer les DCA dans les rizières. Gilles hésite, alors que les autres veulent me faire taire. Évidemment ça paraît un peu bête aujourd'hui, mais je voulais être conséquent dans la démarche, j'avais le sentiment d'une mission à accomplir. » Ils restent des jeunots admiratifs de Boris Taslitzky qui en 1967 a peint une série de Napalm sans pour autant être invité à la Salle Rouge. Il est difficile de ne pas s’incliner devant cet artiste qui a ramené de Buchenwald une centaine de croquis et d'Algérie un reportage commandé par le PCF en 1952. Buraglio a choisi la Fenêtre de l'atelier de Taslitsky, préférant évoquer ses propres tableaux faits de battants de fenêtres.
Claude Buraglio et Bernard Plossu sont en pleine discussion sur les objets trouvés, ordinaires, insolites, abandonnés ou esthétiques. Entre eux il est question de l'image et de comment décontextualiser les objets. Comment troubler le réel et le confondre ? Comment défier la nature mécanique et indicielle de l'appareil photo et démontrer que l'image ne peut être tout à fait objective ? Pourquoi composer en papier mâché des pièces dont le statut, objet ou sculpture, reste ambigu ? Ce sont là des démarches différentes de celles de Buraglio, qui utilise sa main pour récuser l'image par refus de céder à l’illustration.
Bernard Pages nous dispense d'expliquer encore une fois que l'originalité se situe là où intervient la main de l'artiste, où l'œuvre s'exprime d’une manière qui n'appartient qu'à elle, et non pas son caractère unique. Expérimentateur moderne comme Buraglio, il refuse de s'en tenir à un seul médium, et n'a cessé de cuisiner des matériaux qui lui servent de matrices pour tirer sur papier des expériences sensibles. Cette expérimentation poussée de l'impression commence dès les années 1970 avec des interventions en plein air qui aboutissent à des empreintes géométriques dans le paysage. Il faudrait du courage pour rompre le silence bienveillant entre Pagès et Roger Bissière, autre paysan du Lot, qui à la fin de sa vie a peint Silence de l’Aube, Silence de Midi, Silence de la Nuit, Silence du Crépuscule. Cette quiétude, qui transcende son affiliation avec l'École de Paris, plaît à Buraglio par son intégrité la sincérité de ses expériences sur des matériaux pauvres.
Buraglio et Emmanuel ont exposé ensemble à Istres en 1998 avant que Buraglio l'invite à exposer avec lui et d'autres chez Fournier en 2005. Les analogies entre leur travail concernent surtout l'utilisation de matériaux transparents et leur interrogation des cadres de tableaux. Pour Buraglio, ce sont les fenêtres des années 1970 et du début des années 1980, mais aussi ses portières de 2CV plus récentes. Emmanuel déploie le verre et les cadres autrement pour construire un univers pictural clos et cohérent constitué de plans, de surfaces, de transparences et d'ombres en interrelation. Chaque tableau montre sa volonté de faire de la peinture sans lien avec le monde des apparences, tout en les interrogeant dans les surfaces réfléchissantes. Ce parti pris insère Emmanuel dans une tradition moderniste de peinture non objective si éloignée de celle de Buraglio qu'on comprend que l'invitation est plus motivée par l’admiration que par une affinité. Mais « les cas les plus complexes sont les plus intéressants, écrit Gœthe. C'est par eux seulement qu'on apprend à connaître les degrés d'affinité, les attractions, proches et serrées, lointaines et lâches : les affinités ne deviennent intéressantes que lorsqu'elles déterminent des séparations. »
En 1997, Buraglio appelle de ses vœux « des expositions sans concept directeur, des accrochages comme au xixe siècle de telle façon que le roi, s'il est nu, apparaisse comme tel, et qu'au contraire l'exceptionnel puisse se détacher du peloton. » En répondant à son propre défi, on ne voit pas le roi dans son plus simple appareil, mais de quelle étoffe il est fait.
1. Toutes les citations de Buraglio sont extraites de Ecrits entre 1962 et 2007, publié aux Beaux-arts de Paris en 2007, p. 387, 388, 389, 219.
La comparaison entre la peinture et le jazz, dont les fondamentaux sont le rythme et l'improvisation, est inusable. Un groupe d'artistes est une formation. Il y a des harmonies et des contrepoints évidents entre certaines œuvres. Le public est invité à entendre l'interaction spontanée des artistes. Buraglio me convie dans cet expo-combo intitulé « Septet ». Il propose la place de co-commissaire. Co-co toi-même, Pierre, tu as déjà choisi tous les artistes. Arrêtons de filer une métaphore galvaudée. Cette exposition n'a rien à faire avec le jazz, parole d’autre co-co.
Sans accuser Goethe, on peut dire qu'il s'agit ici d'affinités électives. Buraglio s'entoure d'artistes dont il se sent proche : Arthur Aillaud, Roger Bissière, Claude Buraglio, Emmanuel, Bernard Pages, Bernard Plossu, Boris Taslitsky. Certains sont des amis, d'autres des compagnons de route. Tous l'accompagnent dans sa réflexion sur l'objet réel, le fait pictural, la temporalité de la représentation.
S’il m'avait demandé, j'aurais appelé cette exposition Buraglio à la ville pour distinguer sa vie sociale de celle dans l'atelier ; c’est en effet le contraire d’un artiste mondain, mais son œuvre se nourrit du monde réel. La nécessité de participer à des expositions fait s’exposer l'artiste à l'indifférence, à la critique ou pire, l'instrumentalise. En s'appropriant le rôle de commissaire, Buraglio prend les devants : il décide lui-même en quelle compagnie sera vu et interprété son travail. Son choix esthétique repose sur une éthique dont les valeurs plastiques sont concordance et consonance, et les valeurs humaines, la fraternité, la sympathie, la parenté. Son accueil d’œuvres d'autrui, qui ne font pas nécessairement l'apologie des siennes, confirme son mépris des formalismes qui reprochent son attitude volage envers la figuration ou qui ne supportent pas son ouverture d'esprit à un art engagé.
En ville, Buraglio est un hôte gentiment maladroit qui fait les présentations à la manière de Jacques Tati. Ses hôtes dans le white cube se trouvent face à un ensemble de concepts et pratiques très hétérogènes. Peinture à l'huile, bois brulé, lithographie, verre, papier mâché, plexiglas, photographie se côtoient pêle-mêle. On peut errer sans savoir qui est support, quoi est surface. Dans ce joyeux rassemblement à l'apparence désordonnée, on est aux bords poreux des catégories où les œuvres convergent de manière négligée sans être aléatoire. C'est le sens du contingent qui éclaire les échanges dans ce réseaux complexes de production, réception et interprétation.
On a du mal à se frayer une place dans la conversation entre Buraglio et Gilles Aillaud. Ils sont liés par une longue connivence en leurs actes et leurs écrits à propos de l'art engagé. Leur collaboration commune au salon de la Jeune Peinture et à son Bulletin compte pour beaucoup. Ils y ont bâti des arguments qui pouvaient s’appliquer à la fois à la peinture figurative d'Aillaud et à la peinture abstraite de Buraglio à l'époque : « nous finissons par nous rejoindre sur le refus des présupposés esthétiques. Aillaud dénonce l'illusion de liberté et l'escroquerie qui feint d'accorder à l'artiste un pouvoir qu'il n'a pas – moi aussi. » Buraglio rappelle un moment fort de 1968 quand il était vice-président et Aillaud trésorier du salon de la Jeune Peinture qui a pris pour thème « la lutte victorieuse du peuple vietnamien ». Le titre était Salle Rouge pour le Viet-Nam. « La Salle Rouge nous réuni. Nous l'inventons ensemble et nous imposons aux autres participants le critère politique en premier. Gilles peint La Bataille du riz. … J'approuve, mais j'objecte qu'il faudrait placer les DCA dans les rizières. Gilles hésite, alors que les autres veulent me faire taire. Évidemment ça paraît un peu bête aujourd'hui, mais je voulais être conséquent dans la démarche, j'avais le sentiment d'une mission à accomplir. » Ils restent des jeunots admiratifs de Boris Taslitzky qui en 1967 a peint une série de Napalm sans pour autant être invité à la Salle Rouge. Il est difficile de ne pas s’incliner devant cet artiste qui a ramené de Buchenwald une centaine de croquis et d'Algérie un reportage commandé par le PCF en 1952. Buraglio a choisi la Fenêtre de l'atelier de Taslitsky, préférant évoquer ses propres tableaux faits de battants de fenêtres.
Claude Buraglio et Bernard Plossu sont en pleine discussion sur les objets trouvés, ordinaires, insolites, abandonnés ou esthétiques. Entre eux il est question de l'image et de comment décontextualiser les objets. Comment troubler le réel et le confondre ? Comment défier la nature mécanique et indicielle de l'appareil photo et démontrer que l'image ne peut être tout à fait objective ? Pourquoi composer en papier mâché des pièces dont le statut, objet ou sculpture, reste ambigu ? Ce sont là des démarches différentes de celles de Buraglio, qui utilise sa main pour récuser l'image par refus de céder à l’illustration.
Bernard Pages nous dispense d'expliquer encore une fois que l'originalité se situe là où intervient la main de l'artiste, où l'œuvre s'exprime d’une manière qui n'appartient qu'à elle, et non pas son caractère unique. Expérimentateur moderne comme Buraglio, il refuse de s'en tenir à un seul médium, et n'a cessé de cuisiner des matériaux qui lui servent de matrices pour tirer sur papier des expériences sensibles. Cette expérimentation poussée de l'impression commence dès les années 1970 avec des interventions en plein air qui aboutissent à des empreintes géométriques dans le paysage. Il faudrait du courage pour rompre le silence bienveillant entre Pagès et Roger Bissière, autre paysan du Lot, qui à la fin de sa vie a peint Silence de l’Aube, Silence de Midi, Silence de la Nuit, Silence du Crépuscule. Cette quiétude, qui transcende son affiliation avec l'École de Paris, plaît à Buraglio par son intégrité la sincérité de ses expériences sur des matériaux pauvres.
Buraglio et Emmanuel ont exposé ensemble à Istres en 1998 avant que Buraglio l'invite à exposer avec lui et d'autres chez Fournier en 2005. Les analogies entre leur travail concernent surtout l'utilisation de matériaux transparents et leur interrogation des cadres de tableaux. Pour Buraglio, ce sont les fenêtres des années 1970 et du début des années 1980, mais aussi ses portières de 2CV plus récentes. Emmanuel déploie le verre et les cadres autrement pour construire un univers pictural clos et cohérent constitué de plans, de surfaces, de transparences et d'ombres en interrelation. Chaque tableau montre sa volonté de faire de la peinture sans lien avec le monde des apparences, tout en les interrogeant dans les surfaces réfléchissantes. Ce parti pris insère Emmanuel dans une tradition moderniste de peinture non objective si éloignée de celle de Buraglio qu'on comprend que l'invitation est plus motivée par l’admiration que par une affinité. Mais « les cas les plus complexes sont les plus intéressants, écrit Gœthe. C'est par eux seulement qu'on apprend à connaître les degrés d'affinité, les attractions, proches et serrées, lointaines et lâches : les affinités ne deviennent intéressantes que lorsqu'elles déterminent des séparations. »
En 1997, Buraglio appelle de ses vœux « des expositions sans concept directeur, des accrochages comme au xixe siècle de telle façon que le roi, s'il est nu, apparaisse comme tel, et qu'au contraire l'exceptionnel puisse se détacher du peloton. » En répondant à son propre défi, on ne voit pas le roi dans son plus simple appareil, mais de quelle étoffe il est fait.
1. Toutes les citations de Buraglio sont extraites de Ecrits entre 1962 et 2007, publié aux Beaux-arts de Paris en 2007, p. 387, 388, 389, 219.
Rachel Stella, janvier 2020.
Artistes de l'exposition :
Gilles Aillaud
Roger Bissière
Pierre Buraglio
Claude Buraglio
Emmanuel
Bernard Pagès
Bernard Plossu
Boris Taslitzky
Informations Pratiques
Ceysson & Bénétière
23 rue du Renard
75004 Paris
Mardi – Samedi
11h – 19h
T: + 33 1 42 77 08 22